Vers l´abîme? / Edgar Morin

Posted on 2010/07/09

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Vers l’abîme?
par Edgar Morin

Le progrès scientifique a permis la production et la prolifération d’armes de mort massive, nucléaires, chimiques et biologiques. Le progrès technique et industriel a provoqué un processus de détérioration de la biosphère, et le cercle vicieux entre croissance et dégradation écologique s’amplifie. La mondialisation du marché économique, sans régulation externe ni véritable autorégulation, a créé des nouveaux îlots de richesse mais aussi des zones croissantes de pauvreté; elle a suscité et suscitera des crises en chaîne et son expansion se poursuit sous la menace d’un chaos auquel elle contribue puissamment. Les développements de la science, de la technique, de l’industrie, de l’économie qui propulsent désormais le vaisseau spatial Terre ne sont régulés ni par la politique, ni par l’éthique. Ainsi ce qui semblait devoir assurer le progrès certain apporte certes des possibilites de progrès futur, mais aussi crée et accroit des périls.

Les développements susnommés sont accompagnés par de multiples régressions barbares. Les guerres se multiplient sur la planète et sont de plus en plus caractérisées par leurs composantes ethniques religieuses. Partout la conscience civique regresse et les violences gangrènent les sociétés. La criminalité mafieuse est devenue planétaire. La loi de la vengeance remplace la loi de la justice en se prétendant la vraie justice. Les conceptions manichéennes s’emparent d’esprits faisant profession de rationalité. Les fous de Dieu et les fous de l’or se déchaînent. Les deux folies ont une connexion : la mondialisation économique favorise le financement du terrorisme qui vise à frapper mortellement cette mondialisation. En ce domaine comme en d’autres, la barbarie haineuse venue du fond des âges historiques se combine avec la barbarie anonyme et glacée propre à notre civilisation.

Les communications se multiplient sur la planète, mais les incompréhensions s’accroissent. Les sociétés sont de plus en plus en plus interdépendantes, mais elles sont de plus en plus prêtes à s’entredéchirer.

L’occidentalisation englobe le monde, mais provoque en réaction des refermetures identitaires ethniques, religieuses, nationales. Les certitudes irrationnelles égarent à nouveau, mais la rationalité abstraite, calculante, économistique, managériale, technocratique est elle même incapable de saisir les problèmes dans leur humanité et dans leur planétarité. Les esprits abstraits voient l’aveuglement des fanatiques, mais non le leur. Les deux cécités, celle de l’irrationalité concrète et celle de la rationalité abstraite, concourent pour enténébrer le siècle naissant.

J’avais depuis longtemps souligné que le Moyen Orient se trouvait au coeur d’une zone sismique planétaire où s’affrontaient les religions entre elles, religions et laïcité, Est et Ouest, Nord et Sud, pays pauvres et pays riches. Le conflit israélo – ­palestinien, au coeur de cette zone sismique, constituait de lui même comme un cancer dont les métastases risquaient de se répandre sur le globe. Les interventions massives de Tsahal en territoire palestinien et les attentats kamikazes en territoire israélien ont intensifié un cercle vicieux infernal qui n’est plus désormais localisé. En effet, la répression meurtrière d ´Israël a déclenché une lame antijuive inouïe dans le monde musulman, qui a repris en elle les anciens thèmes de l’antijudaïsme chrétien et de l’antijudaïsme nationaliste occidental, de sorte que la haine d’Israël se généralise en haine du juif. La violence aveugle des kamikazes palestiniens, puis les attentats d’AI Qaida ont amplifié une lame d’anti islamisme   non seulement en Israël mais aussi en Occident, non seulement chez les juifs de diasporas, mais plus largement dans des milieux divers comme en témoigne le livre d’Oriana Fallaci contre l’islam La Rage et l’Orgueil, Plon , religion identifiée à sa branche fanatique et régressive.

L’aggravation de la situation pourrait créer de nouveaux foyers de conflits à l’intérieur des nations. La France, avec sa nombreuse population d’origine musulmane et son importante population d’origine juive, a pu jusqu’à présent éviter que des violences de jeunes beurs et l’exaspération pro­-israélienne conduisent à l’affrontement. Un nouveau déchaînement au Moyen . Orient conduirait à un accroissement de haine et de violence, et la France laïque deviendrait le théâtre d’une guerre ethno religieuse entre deux catégories de ses citoyens. De plus, bien que sa création n’ait pas été liée au conflit israélo palestinien, AI Qaida, après les attentats du Kenya, s’est emparé de la cause palestinienne pour justifier ses massacres. Le cercle vicieux israélo palestinien se mondialise, le cercle vicieux Occident Islam s’aggrave. La guerre d’Irak éliminera un horrible tyran, mais elle intensifiera les conflits, les haines, les révoltes, les répressions, les terreurs, et elle risque de convertir une victoire de la démocratie en victoire de l’Occident sur l’Islam. Les vagues d’antijudaïsme et d’anti islamisme se renforceront, et le manichéisme s’installera dans un choc de barbaries nommé «choc des civilisations».

Le responsable de la plus grande puissance occidentale est devenu apprenti sorcier ; dans sa lutte myope contre les effets du terrorisme, il en favorise les causes ; dans son opposition aux régulations économiques et écologiques, il favorise les dégradations de la biosphère.

La barbarie du XXe siècle a déchaîné sur de multiples régions d’humanité les fléaux de deux guerres mondiales et de deux supertotalitarismes. Les traits barbares du XXe siècle sont encore présents dans le XXIe, mais la barbarie du XXIe siècle, préludée à Hiroshima, porte de plus, en elle, l’autodestruction potentielle de l’humanité. La barbarie du XXe siècle avait suscité des terreurs policières, politiques, concentrationnaires. La barbarie du XXIe siècle apporte après le 11 septembre 2001 une potentialité illimitée de terreur planétaire.

Les nations ne peuvent résister à la barbarie planétaire sinon en se refermant de façon régressive sur elles mêmes, ce qui renforce cette barbarie. L’Europe est incapable de s’affirmer politiquement, incapable de s’ouvrir en se réorganisant, incapable de se souvenir que la Turquie a été une grande puissance européenne depuis le XVIe siècle et que l’Empire ottoman a contribué à sa civilisation. (Elle oublie que c’est le christianisme qui, dans le passé, s’est montré intolérant pour toute autre religion pendant que l’islam andalou et ottoman acceptait christianisme et judaïsme). Sur le plan mondial, les prises de conscience sont dispersées. L’internationale citoyenne en formation est embryonnaire. Une société civile planétaire n’a pas encore émergé. La conscience d’une communauté de destin terrestre demeure disséminée. Une véritable alternative ne s’est pas encore formulée.

L’idée de développement, même réputé «durable», donne pour modèle notre civilisation en crise, celle là même qu’il faudrait réformer. Elle empêche le monde de trouver des formes d’évolution autres que celles qui sont calquées sur l’Occident. Elle empêche de générer une symbiose des civilisations, qui intégrerait le meilleur de l’Occident (les droits de l’homme et de la femme, les idées de démocratie) mais en exclurait le pire. Le développement est lui même animé par les forces incontrôlées qui conduisent à la catastrophe.

Jean Pierre Dupuy, dans son livre Pour un catastrophisme éclairé («La couleur des idées», Seuil), propose de reconnaître l’inévitabilité de la catastrophe afin de l’éviter.’ Mais, outre le fait que le sentiment d’inévitabilité peut conduire à la passivité, M. Dupuy identifie abusivement le probable à l’inévitable. Le probable est ce qui, pour un observateur en un temps et un lieu donnés disposant des informations les plus fiables, apparaît comme le processus futur. Et effectivement tous les processus actuels conduisent à la catastrophe. Mais l’improbable reste possible, et l’histoire passée nous a montré que l’improbable pouvait remplacer le probable, comme ce fut le cas en fin 1941début 1942 quand la probable longue domination de l’empire hitlérien sur l’Europe devint improbable pour faire place à une probable victoire alliée. En fait, toutes les grandes innovations de l’histoire ont brisé les probabilités : il en fut ainsi du message de Jésus et Paul, de celui de Mahomet, du développement du capitalisme puis de celui du socialisme.

La porte est ouverte donc sur l’improbable, même si l’accroissement mondial de barbarie le rend actuellement inconcevable.

Paradoxalement, le chaos où l’humanité risque de sombrer porte en lui son ultime chance. Pourquoi? Tout d’abord parce que la proximité du danger favorise les prises de conscience, qui peuvent alors se multiplier, s’amplifier et faire surgir une grande politique de salut terrestre. Et surtout pour la raison suivante : quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, soit il se désintègre, soit il est capable, dans sa désintégration même, de se métamorphoser en un métasystème plus riche, capable de traiter ces problèmes. L’humanité est actuellement incapable de traiter ses problèmes les plus vitaux, à commencer par celui de sa survie. Elle est techniquement capable mais politiquement incapable d’éliminer la faim dans le monde. Cette incapacité culmine aujourd’hui dans le paradoxe argentin, dont la production alimentaire est cinq fois supérieure aux besoins de la population, alors qu’un grand nombre d’enfants (25 % pour la province de Tucuman) souffrent de malnutrition grave. De fait, dans le monde actuel, il est impossible de réaliser le possible.

Ici, l’idée de feed back rétroaction positif nous est utile. Cette notion, formulée par Norbert Wiener, désigne l’amplification et l’accélération incontrôlées d’une tendance au sein d’un système. Dans le monde physique, un feed­back positif conduit infailliblement ce système à la désintégration. Mais dans le monde humain, comme l’a pointé Magoroh Maruyama, le feed back positif, en désintégrant d’anciennes structures pétrifiées, peut susciter l’apparition de forces de transformation et de régénération. La métamorphose de la chenille en papillon nous offre une métaphore intéressante : quand la chenille est entrée dans le cocon, elle opère l’autodestruction de son organisme de chenille, et ce processus est en même temps celui de formation de l’organisme de papillon, lequel sera à la fois le même et autre que la chenille. Cela est la métamorphose. La métamorphose du papillon est préorganisée. La métamorphose des sociétés humaines en une société monde est aléatoire, incertaine, et elle est soumise aux dangers mortels qui lui sont pourtant nécessaires. Aussi l’humanité risque t elle de chavirer au moment d’accoucher de son avenir.

Pourtant, de même que notre organisme porte en lui des cellules souches indifférenciées capables, comme les cellules embryonnaires, de créer tous les divers organes de notre être, de même l’humanité possède en elle les vertus génériques qui permettent les créations nouvelles ; s’il est vrai que ces vertus sont endormies, inhibées sous les spécialisations et rigidités de nos sociétés, alors les crises généralisées qui les secouent et secouent la planète pourraient susciter la métamorphose devenue vitale. C’est pourquoi il faut passer par la désespérance pour retrouver l’espérance.

Edgar Morin est sociologue

article paru dans l’edition de le monde, 01.01.03